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Ed. Ls Découverte, 2010. Taille 22 x 13 cm. Été: D’occasion, excellent. 250 des pages

Cet ouvrage propose une série d’arguments en faveur d’une forme de travail dont on peut dire qu’elle a du sens parce qu’il s’agit d’un travail vraiment utile. Il explore également ce qu’on pourrait appeler l’éthique de l’entretien et de la réparation. Ce faisant, j’espère qu’il aura quelque chose à dire aux personnes qui, sans exercer professionnellement ce genre d’activité, s’efforcent d’arriver dans leur vie à un minimum d’indépendance (self-reliance) matérielle à travers la connaissance pratique des objets matériels qui nous entourent. Nous n’aimons pas que ce que nous possédons nous dérange. Pourquoi certains des nouveaux modèles de Mercedes n’ont-ils plus de jauge à huile, par exemple? Qu’est-ce qui nous séduit dans l’idée d’être débarrassés de toute interaction importune avec les choses qui nous entourent?

Poser ces question fondamentales concernant notre culture de consommation, c’est aussi poser des questions fondamentales sur le sens du travail, parce que plus les objets utilitaires sont dociles et discrets, plus ils sont compliqués. Et quels effets cette complexité croissante des voitures et des motos, par exemple, a-t-elle eus sur les tâches de ceux qui sont chargés de leur entretien? On entend souvent dire qu’il faut « requalifier » la main-d’œuvre pour qu’elle soit à la hauteur de l’évolution technologique. À mon avis, la question est plutôt la suivante : quel type de personnalité doit posséder un mécanicien du xxie siècle pour tolérer la couche de gadgets électroniques inutiles qui parasite aujourd’hui le moindre appareil?

Il s’agit donc d’une tentative de cartographier les territoires imbriqués où se côtoient l’idée d’un « travail doté de sens » et celle de l’« independance » (self-reliance). Ces idéaux sont tous deux liés à la lutte pour l’expression active de l’individu (individual agency) qui est au centre même de la vie moderne. Quand nous contemplons notre existence sous l’angle de cette lutte, certaines expériences acquièrent une plus grande importance. Tant comme travailleurs que comme consommateurs, nous sentons bien que nos vies sont contraintes par de vastes forces impersonnelles qui agissent sur nous à distance. Ne sommes-nous pas en train de devenir chaque jour un peu plus stupides ? Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d’agir matériellement sur lui ?

Pour certaines personnes, cela signifie cultiver son propre potager. On dit même qu’il y a maintenant des gens qui élèvent des poulets sur les toits des immeubles de New York. Ces néo-agriculteurs expliquent qu’ils éprouvent une profonde satisfaction dans le fait de récupérer une relation plus directe avec ce qu’ils mangent. D’autres décident de faire du tricot et sont tout fiers de porter des vêtements qu’ils ont créés de leurs propres mains. L’économie domestique de nos grands-mères redevient tout d’un coup le dernier cri de la mode. Comment expliquer ces phénomènes ?

Quand les temps économiques sont durs, la frugalité est à l’ordre du jour. Or, la frugalité requiert un certain niveau d’autonomie, c’est-à-dire la capacité de prendre soin de ses propres affaires. Mais ce nouveau goût pour l’autonomie semble bien avoir émergé avant le début de la crise, et la tendance à la frugalité n’est peut-être qu’une justification économique superficielle d’un mouvement qui répond en fait à un besoin plus profond : le désir de rendre notre univers intelligible afin de pouvoir nous en sentir responsables. Ce qui implique la possibilité de réduire la distance entre l’individu et les objets qui l’entourent. Nombreux sont ceux qui s’efforcent de restaurer une vision des choses à échelle humaine et de se libérer au moins partiellement des forces obscures de l’économie mondialisée.

Cette poignante aspiration à la responsabilité, que nombre de gens ressentent dans la sphère domestique, ne serait-elle pas en fait (en partie) une réaction aux bouleversements du monde du travail, au sein duquel l’expérience de l’agir individuel tend de plus en plus à disparaître ? Malgré toutes les pseudonormes d’évaluation concoctées par la hiérarchie managériale, les personnes qui travaillent dans un bureau ont souvent l’impression que leur travail ne répond pas au type de critère objectif que fournit, par exemple, un niveau de menuisier et que, par conséquent, la distribution du blâme et de l’éloge y est parfaitement arbitraire.

La mode du « travail en équipe » rend de plus en plus difficile l’attribution de la responsabilité individuelle et a ouvert la voie à des formes singulières et inédites de manipulation managériale des salariés, lesquelles adoptent le langage de la thérapie motivationnelle ou de la dynamique de groupe. Les cadres supérieurs eux-mêmes vivent dans une condition d’incertitude psychique déroutante liée au caractère anxiogène des impératifs extrêmement vagues auxquels ils doivent obéir. Quand un étudiant tout juste sorti de l’université est convoqué à un entretien d’embauche pour un poste de « travailleur intellectuel », il découvre que le chasseur de têtes qui l’interroge ne lui pose jamais aucune question sur ses diplômes et ne s’intéresse absolument pas au contenu de sa formation. Il sent bien que ce qu’on attend de lui, ce n’est pas un savoir, mais plutôt un certain type de personnalité, un mélange d’affabilité et de complaisance. Toutes ces années d’études ne serviraient-elles donc qu’à impressionner la galerie? Ces diplômes obtenus à dure peine ne seraient-ils qu’un ticket d’entrée dans un univers de fausse méritocratie? Ce qui ressort de tout ça, c’est un hiatus croissant entre forme et contenu, et l’impression de plus en plus nette que tout ce qu’on nous raconte sur le sens du travail est complètement à côté de la plaque.

Plutôt que d’essayer de nier ce malaise, il est peut-être temps d’en tirer quelque chose de constructif. Au moment où j écris ces lignes, l’ampleur de la crise économique est encore incertaine, mais elle semble s’approfondir. Les institutions et les professions les plus prestigieuses sont en train de traverser une véritable crise de confiance. Mais cette crise est aussi une occasion de remettre en question nos présupposés les plus élémentaires. Qu’est-ce qu’un «bon» travail, qu’est-ce qu’un travail susceptible de nous apporter tout à la fois sécurité et dignité ? Voilà bien une question qui n’avait pas été aussi pertinente depuis bien longtemps. Destination privilégiée des jeunes cerveaux ambitieux, Wall Street a perdu beaucoup de son lustre.

Au milieu de cette grande confusion des idéaux et du naufrage de bien des aspirations professionnelles, peut-être verrons-nous réémerger la certitude tranquille que le travail productif est le véritable fondement de toute prospérité. Tout d’un coup, il semble qu’on n’accorde plus autant de prestige à toutes ces méta-activités <§pi consistent à spéculer sur l'excédent créé par le travail des autres, et qu'il devient de nouveau possible de nourrir une idée aussi simple que: «Je voudrais faire quelque chose d'utile». Retour aux fondamentaux, donc. La caisse du moteur est fêlée. Il est temps de la démonter et de mettre les mains dans le cambouis. TABLE DES MATIÈRES
Introduction
1- BREF PLAIDOYER POUR LES ARTS MÉCANIQUES
Les bénéfices psychiques du travail manuel
Les exigences cognitives du travail manuel
Les arts et métiers, et la chaîne de montage
L’avenir du travail: retour vers le passé?
2- FAIRE ET PENSER: LA GRANDE DIVERGENCE
La dégradation du travail ouvrier
La dégradation du travail de bureau
Tout le monde peut être Einstein
Portrait de l’homme de métier en philosophe stoïque
3- PRNDRE LES CHOSES EN MAIN
Portrait de la motocyclette en monture rétive
Petit traité de lubrification: de la pompe manuelle à la loupiote du crétin
Responsabilité active ou autonomie?
Nostalgie précuisinée
Le décentrement du faire
4- L’ÉDUCATION D’UN MÉCANO
L’apprenti apprenti
La théorie du lacet
Le mentor
La mécanique comme diagnostic médico-légal
Un savoir personnalisé
Percer le voile de la conscience égoïste
L’idiotie en tant qu’idéal
5- L’ÉDUCATION D’UN MÉCANO (SUITE): D’AMATEUR À PROFESSIONNEL
Fred l’antiquaire
Shockoe Moto
L’art de la facture
Honda Magna et métaphysique
6- LES CONTRADICTIONS DU TRAVAIL DE BUREAU
Indexer et résumer
L’apprentissage de l’irresponsabilité
Interlude: à quoi sert l’université?
Le travail en équipe
L’équipe et le chantier
7- LA PENSÉE EN ACTION
Entre la loi d’Ohm et une paire de chaussures boueuses
Le savoir tacite du pompier et du maître d’échecs
Technologie intellectuelle et connaissance personnelle
Le manuel de service en tant que technologie sociale
8- TRAVAIL, LOISIR ET ENGAGEMENT
Le monde du speed shop
Travail et communauté
La plénitude de l’engagement
EN GUISE DE CONCLUSION. SOLIDARITÉ ET INDÉPENDANCE
Solidarité et éthos aristocratique
L’importance de l’échec
L’agir individuel dans un monde commut
Remerciements